Hors-série – Aux sources, Vincent Gay – émission conçue et animée Tarik BOUAFIA
Les années 1980 sont souvent perçues, à juste titre, comme une période de reflux des contestations sociales, d’un retour à l’ordre, de la fin des aspirations révolutionnaires… Le souffle de 1968 semble loin, les temps «d’insubordination ouvrière» apparaissent comme un passé révolu. C’était compter sans les grèves qui secouent les usines Citroën à Aulnay-sous-Bois et Talbot à Poissy entre 1982 et 1984. Contrairement à celles qui avaient ébranlé le pays tout au long du 20ème siècle (1936, 1947, 1968), ces mobilisations sont principalement portées par les travailleurs immigrés. Cantonnés au statut d’Ouvriers Spécialisés (OS), les salariés immigrés subissent la surexploitation, le racisme et l’autoritarisme d’un ordre usinier impitoyable qui broie les individus et empêche toute forme d’expression et d’organisation collective.
Le facteur ethnico-racial traverse tout le vécu des travailleurs, de leur recrutement à leur licenciement. Au pays, ils sont choisis sur des critères bien définis. La succession des visites médicales auxquelles ils sont soumis les renvoie à des corps d’exception, jetables. Dans l’usine, la hiérarchisation est manifeste. Occupant le bas de l’échelle, ils ne peuvent que très rarement prétendre à des évolutions de carrière.
Les grèves qu’ils déclenchent viennent rompre soudainement le cours d’une existence soumise à l’oppression et au silence. Pour beaucoup, le « moment 82 » signifie un véritable évènement. D’abord parce qu’il suppose une rupture avec un passé honni. Ensuite, parce qu’il fait voler en éclat les frontières du possible et de l’impossible, défie les interdits, renverse les hiérarchies. Enfin, la grève ouvre un « horizon d’attente », permet d’imaginer un ordre du temps enfin libéré des diktats de la production capitaliste. C’est un moment de « joie pure » comme l’écrivait la philosophe Simone Weil à propos des grèves du Front populaire.
Dès lors, un mot devient le porte-étendard des grévistes : dignité. Signifiant flottant aux sens multiples, il est associé aussi bien aux revendications salariales qu’à une exigence de respect et de liberté. En somme, la dignité n’est autre que la volonté d’être traité comme un Homme et non comme un esclave. Ainsi, ce mot renferme des aspirations d’ordre à la fois matériel et symbolique, ce qui le rend d’autant plus populaire et redoutable. Sans doute ce combat pour la dignité puise également ses sources dans un vécu colonial, lui aussi fait de déshumanisation, de réification, traitement que nombre de travailleurs retrouvent au sein de l’usine.
En exhumant ces résistances, Vincent Gay redonne vie à une série d’expériences individuelles et collectives empreinte d’une profonde humanité et d’un grand esprit de combat. Au croisement de l’histoire et de la sociologie, il redonne au travail une place centrale en tant que lieu privilégié de la conflictualité et défait le mythe tenace qui voudrait que les immigrés n’aient été que des êtres dociles et impuissants.
Tarik BOUAFIA